15 – « LE 7 DE CE MOIS »

— Qu’est-ce que je vais prendre, non mais qu’est-ce que je vais prendre ?

Rose Coutureau qui venait de passer trois jours de cauchemar dans les locaux de la Conciergerie, qui avait été condamnée à un jour de prison aux lieu et place de la grande Berthe, et qui s’était fait reprocher son ivrognerie par un vieux magistrat, ignorant son identité, était, au sortir du Dépôt, instinctivement rentrée chez elle.

Au préalable, toutefois, Rose Coutureau, avant de revenir rue Ramey chez son père, était allée au domicile de son amant, l’apache Beaumôme. Elle voulait le remercier de ce qu’il avait fait pour elle, car la jeune fille naturellement croyait que c’était à lui qu’elle devait sa miraculeuse évasion.

Beaumôme, toutefois, n’était pas chez lui. Rose Coutureau se dit :

— Évidemment, je suis bête. Il est déjà neuf heures du soir, Beaumôme doit être à son travail.

En effet, le travail actuel de Beaumôme consistait dans la manœuvre du rideau au Théâtre Ornano, et la fille de l’habilleur eut un instant l’idée de retourner au théâtre, dont elle faisait d’ailleurs partie, mais elle eut peur de s’y rendre, craignant les représailles et les reproches de ses camarades. N’était-elle pas une voleuse, et n’allait-elle pas être indignement chassée du nombre des artistes appartenant à la troupe ?

Lorsqu’elle réfléchissait à l’acte odieux qu’elle avait commis, Rose Coutureau demeurait atterrée. Elle ne comprenait pas comment elle avait eu l’audace et l’astuce de faire un semblable vol. Rien dans son éducation n’avait pu l’orienter du côté de cet affreux vice et c’était spontanément, malgré elle, pour ainsi dire, qu’avec l’habileté d’une professionnelle consommée elle avait fouillé dans le réticule de cette fameuse grande dame, qu’on appelait la comtesse de Blangy, et qu’elle lui avait dérobé son porte-monnaie.

Qu’avait-elle compté faire de cet argent ? Si elle n’avait pas été prise, comment l’aurait-elle dépensé ? Évidemment, Rose Coutureau avait eu un but en volant. Son idée était d’acheter à Beaumôme une bague que le jeune apache avait déclaré désirer.

— Beaumôme, s’était naïvement figuré la jeune fille, est mon amant, mais a aussi pour maîtresse une autre femme. Si je pouvais lui faire cadeau de cette bague, il serait gentil, et peut-être arriverait-il à m’aimer beaucoup…

C’était ainsi qu’elle s’était déshonorée, sans y réfléchir. Elle avait volé.

En sortant de prison, elle alla donc chez son amant et ne le trouvant pas, prit la direction de la rue Ramey, où était le domicile de son père. Elle passa en tremblant devant la concierge, toute rougissante à l’idée que cette femme savait sans doute qu’elle était une voleuse, mais la concierge n’avait pas eu l’air de s’apercevoir que la fille de l’habilleur revenait ce soir-là après une longue et équivoque absence.

Rose Coutureau, parvenue au sixième étage, cependant que le cœur lui battait, avait introduit la clef dans la serrure, puis s’était installée dans le logement, et comme elle avait faim, elle avait profité des restes du dîner de son père.

Puis la jeune fille s’était assoupie dans un fauteuil, car elle n’osait pas aller se coucher sans avoir au préalable revu le père Coutureau et eu une explication avec lui.

Cette explication fut rapide mais énergique et brutale. À une heure du matin le père Coutureau rentrait légèrement ivre, suivant son habitude. Il aperçut sa fille qui sommeillait dans son fauteuil et ne parut pas étonné de ce retour, ce qui stupéfia Rose.

— Ah bon Dieu, grogna le père Coutureau, te voilà, petite poison, approche un peu !

En tremblant, courbant le dos, baissant la tête, Rose obéit, puis se mit à pousser des cris perçants. Le père Coutureau lui administrait une formidable raclée.

— Tiens, salope ! Tiens, gamine ! disait-il à chaque coup. Voilà qui t’apprendra à barboter dans les profondes des autres. Canaille ! Tu as déshonoré ta famille. Ah sacré bon Dieu ! Je te garantis que tu vas marcher droit maintenant, et que ça ne t’arrivera plus de faire des coups semblables. Jour de Dieu ! Si jamais on m’avait dit que la fille du père Coutureau deviendrait une voleuse…

Le père Coutureau s’interrompit de crier et sa fille soudain s’arrêta de gémir. Un mot les avait arrêtés court. En effet, une voix railleuse et ironique avait proféré :

— Imbécile !

Le père Coutureau, furieux, se retourna. Il allait protester, tancer d’importance celui qui se permettait de commenter ainsi son attitude. Le vieil habilleur, en effet, n’aimait point que quiconque se permît de lui faire des observations sur la façon dont il traitait sa fille. Mais lorsqu’il aperçut son interlocuteur, il ne prononça pas une parole, il demeura immobile, silencieux, interdit.

En face de lui, se dressait la silhouette tragique du personnage qui, l’avant-veille, était déjà venu lui annoncer qu’il allait mettre en liberté la prisonnière retenue au Dépôt. C’était le même individu, entièrement vêtu de noir des pieds à la tête, drapé dans un grand manteau sombre, et dont le visage était dissimulé sous une épaisse cagoule simplement percée de trois trous, deux pour les yeux, le troisième au niveau des lèvres.

— Fantômas ! balbutia le père Coutureau.

Rose, terrifiée par cette apparition, s’était jetée au fond de la pièce. Elle voyait sous les plis du manteau noir briller le canon d’un revolver. Elle joignit les mains, souffla terrifiée :

— Ah mon Dieu, au secours !

Cependant, le père Coutureau, qui n’était pas plus rassuré que sa fille, attendit quelques instants, n’osant rompre le silence. Il articula enfin :

— Qu’y a-t-il ? Que voulez-vous ?

Fantômas ricana, puis il gronda :

— Idiot, crétin, triple brute, as-tu fini de crier, de faire scandale dans ta maison, et d’annoncer à tous les voisins que ta fille, la voleuse, s’est évadée de prison ? Ne comprends-tu pas que ton attitude va avoir pour résultat de faire découvrir ce qui s’est passé, et la faire arrêter prochainement !

Rose Coutureau, entendant ces paroles, sentait des gouttes de sueur froide lui perler au front.

Ainsi donc elle était en présence de Fantômas ! C’était là le sinistre bandit, dont la réputation de cruauté faisait trembler les plus courageux.

Et il se trouvait que Fantômas connaissait son père ; mieux encore qu’il était au courant de sa propre évasion à elle, de la substitution de la grande Berthe et de la machination que Rose Coutureau supposait avoir été organisée par Beaumôme, son ami.

Elle pensa défaillir et devint toute pâle lorsque Fantômas, s’étant avancé d’un pas, vint vers elle et lui parla :

— Et toi, petite sotte, disait le bandit dont elle voyait les yeux se fixer dans les siens, que vas-tu faire ? Tu restes là stupide, sans songer à l’avenir. Dis-toi bien cependant que la première personne venue va pouvoir te reconnaître et te dénoncer. On sait partout que tu as été arrêtée. On va comprendre que tu t’es échappée et si jamais on te repince, ce sera très grave !

Peu à peu, cependant, Rose Coutureau, au fur et à mesure que lui parlait Fantômas, se sentait rassurée. Le terrible bandit ne la menaçait pas de son revolver, et depuis cinq minutes qu’il était là, en face d’elle, elle n’était ni morte de peur ni assassinée. D’ailleurs, l’intonation de la voix de Fantômas n’était ni mauvaise ni méchante. Et même, il semblait à Rose Coutureau que, par moments, elle avait des accents aimables et doux, cette voix. La jeune fille croyait l’avoir déjà entendue quelque part, mais où et quand ?

Elle tressaillit encore. Fantômas s’était rapproché d’elle et, d’un geste familier, lui caressait la joue de sa main gantée de noir. Il proféra lentement :

— C’est jeune, c’est naïf, ça ne sait pas.

Puis il la regarda longuement, avec sympathie. Rose Coutureau, sans lever les yeux sur le bandit et maintenant son regard obstinément baissé à terre, interrogea d’une voix larmoyante :

— Que faut-il faire ? Que voulez-vous de moi ?

— Je veux te protéger, te sauver, déclara le Maître de l’Effroi, qui, avisant un fauteuil, l’unique siège confortable de la pièce, s’y carra confortablement, croisant les jambes l’une sur l’autre.

— Voyons, fit-il, approche ici, petite… Il faut, déclara Fantômas, qu’on ne te reconnaisse point de quelque temps, et pour cela tu vas changer de tournure, d’âge et d’aspect.

— Mon Dieu, qu’allez-vous me faire ?

Fantômas éclata de rire :

— Je ne vais ni te couper la tête, ni t’arracher les yeux, mais tu vas me faire le plaisir de te déguiser. Vas chercher tes frusques, tout ce que tu possèdes, apporte-les et mets-les sur la table.

Machinalement, Rose obéit. Elle alla à une armoire, en tira des vêtements. De dessous son manteau, cependant, Fantômas avait extrait une perruque grise qu’il jetait à la jeune fille.

— Colle-toi cela sur la tête, dit-il.

Rose obéit. Fantômas alors ajouta :

— Tu possèdes bien, je suppose, puisque tu es artiste au Théâtre Ornano, des accessoires de maquillage ?

— Oui.

— Bien.

Et comme la jeune fille les apportait, il poursuivit :

— Fais-toi une tête de vieille. La patte d’oie, les rides, quelques traits sur les joues, un peu de rouge à la commissure des lèvres en tirant sur le bas pour agrandir ta bouche. Éclaircis-moi ces sourcils avec du blanc, marque-toi un peu le front.

De plus en plus étonnée, Rose Coutureau obéissait. Lorsqu’elle eut fini, Fantômas la regarda, haussa les épaules :

— C’est idiot, très mal fait. Tu es grimée comme l’as de pique. Cela peut passer dans une boîte comme le Théâtre Ornano, mais tu aurais véritablement l’air d’une mascarade si jamais tu t’avisais de sortir comme cela dans la rue. Allons, essuie-moi tout cela et donne ta frimousse !

Fantômas avait pris les crayons de couleur, le blanc gras, et avec une habileté surprenante de la part d’un homme dont ce n’était point la profession, il maquillait la jeune fille, non pas comme on le fait au théâtre, mais beaucoup plus délicatement, à la façon qu’emploient les bandits ou les agents de la Sûreté pour se rendre méconnaissables à la ville.

Lorsqu’il eut fini il regarda son œuvre et déclara :

— C’est parfait.

Rose courut à une glace et poussa un petit cri de dépit.

Certes, Fantômas avait réussi. S’il avait eu l’intention de faire d’elle une femme répugnante, une véritable horreur, c’était, en effet, absolument parfait.

Le bandit ricana :

— Cela te déplaît, pas vrai, gamine coquette, d’avoir ainsi l’air d’une vieille femme ? Il le faut cependant, et tu t’arrangeras pour te faire cette tête-là chaque fois que tu t’aviseras de sortir d’ici.

Fantômas se tournait vers le père Coutureau qui, pendant toute cette scène, n’avait pas dit une parole :

— Toi, fit-il, si tu ne veux pas qu’on te reprennes ta fille, tu vas crier dans tout le quartier qu’elle est toujours en prison, et que tu l’as remplacée pour faire ton ménage par cette contemporaine de Mathusalem.

Fantômas donna quelques instructions complémentaires à la jeune fille. Il lui recommandait de ne pas porter de corset, de s’épaissir la taille avec trois jupons supplémentaires, puis il la fit marcher devant lui, l’obligeant à recommencer sans cesse jusqu’à ce qu’elle eût adopté une allure trébuchante et vieillotte.

— Bien, dit-il enfin après cette longue et étrange répétition. De la sorte, tu seras méconnaissable. N’oublie pas de jouer ton rôle, si on te faisait travailler, tu pourrais devenir une grande artiste.

Fantômas, soudain, changea le sujet de la conversation, et aussi à l’aise chez le père Coutureau que s’il avait été chez lui, sans plus s’occuper de Rose, il dit au vieil habilleur :

— Donne-moi de quoi écrire. Vite, je suis pressé !

Le père Coutureau apporta un encrier, du buvard, du papier à lettres. Fantômas traça rapidement quelques lignes d’une grosse écriture nerveuse puis, ayant séché sa lettre sur le buvard, il la mit sous son manteau et se leva.

— Adieu, fit-il, à bientôt.

Le père Coutureau le retint :

— Écoutez, fit-il, je vous demande pardon, mais je ne sais comment vous remercier. Vous avez sauvé ma fille, vous l’avez arrachée à la prison, et maintenant vous lui avez indiqué le moyen de se rendre méconnaissable, de n’être pas reprise. Pourquoi faites-vous tout cela ? Comment pourrai-je vous prouver ma reconnaissance ?

Fantômas gronda :

— Imbécile, je n’ai que faire de tes remerciements. Mais il est bien évident que je ne donne rien pour rien. Je t’ordonne de m’aider, de m’obéir si jamais j’ai besoin de toi et je te défends, en tout cas, de jamais trahir mon secret, de ne jamais dire ce que je viens de faire et de t’indiquer ce soir.

Le père Coutureau allait protester de son dévouement, il n’en eut pas le temps, Fantômas s’était retiré.

— Que fais-tu, petite ? interrogea le père Coutureau qui, de plus en plus interloqué, revenait vers sa fille.

— Tu le vois bien, grommela Rose, je range.

Et, en effet, la jeune fille qui, tout à fait entrée dans la peau de son rôle, avait désormais toutes les allures d’une vieille femme, mettait l’encrier, le buvard à leur place.

Le père Coutureau que ces émotions avaient fatigué baillait à se décrocher la mâchoire.

— Je m’en vais me coucher, déclara-t-il.

Et, machinalement, comme autrefois, il embrassa sa fille sur le front.

Rose, cependant, était restée dans la salle à manger. Elle était bien trop énervée, bien trop émue pour avoir envie de dormir. Seule, elle retourna prendre le buvard sur lequel Fantômas avait séché sa lettre et, curieuse, elle regarda, car l’encre avait laissé des traces et la jeune fille cherchait à retrouver sur le buvard ce qu’avait écrit le bandit. La chose était facile. Toutefois le texte était à l’envers et Rose ne pouvait lire. Elle eut soudain une inspiration. Entre ses yeux et la lampe allumée, elle plaça le papier buvard et parvint à déchiffrer le texte de la lettre par transparence que Fantômas avait séchée.

Rose épelait à haute voix ce qu’elle voyait :

— Lady Lady… Bel… Bel… tham… Lady Beltham, un nom d’Anglaise évidemment, pensa-t-elle, elle lut encore :

— 214, avenue Niel. Tiens, comme c’est bizarre, la même adresse que la comtesse de Blangy, remarqua Rose, qui rougit à ce souvenir.

Il y avait au-dessous de cette adresse quelques lignes indéchiffrables que, malgré ses efforts, Rose ne pouvait reconstituer, mais, plus bas, elle parvenait à lire de nouvelles indications et dès lors, ses yeux s’écarquillèrent de terreur ; tout son corps frémit ; elle relut à d’autres reprises pour s’assurer qu’elle ne se trompait pas ; elle venait, en effet, de découvrir dans la transparence du buvard ce sinistre avertissement :

Vous mourrez le 7 de ce mois.

N’ayant pu, malgré ses efforts, obtenir du buvard d’autres révélations, Rose, de guerre lasse, était allée se coucher. Toutefois, elle ne parvint pas à s’endormir. La silhouette tragique et surprenante de Fantômas hantait son esprit et la phrase effrayante qu’elle avait découverte sur le buvard dansait perpétuellement devant ses yeux :

Vous mourrez le 7 de ce mois.

— Mon Dieu, pensa soudain Rose Coutureau, nous sommes le 3, c’est donc dans quatre jours que cette menace sinistre doit se réaliser. Mais qui concerne-t-elle ? De qui s’agit-il ?

***

— Mme lady Beltham, s’il vous plaît ?

— Je ne connais pas, ma brave femme, vous devez vous tromper.

Rose Coutureau demeura interdite devant la concierge du 214 de l’avenue Niel à qui elle avait posé cette question et qui venait de lui faire cette réponse.

Après avoir mûrement réfléchi jusqu’à l’aube sur tout ce qui venait de se passer, Rose Coutureau s’était enfin endormie puis, lorsqu’elle s’était réveillée, sa résolution était prise. D’une part, elle suivrait les conseils de Fantômas et ne sortirait de chez son père que déguisée en vieille femme, de l’autre, elle ne laisserait pas se commettre un crime et préviendrait la future victime du bandit du danger qu’elle courait. Car il n’y avait pas de doute, la menace de Fantômas était à l’adresse d’une personne habitant avenue Niel, au 214. Elle concernait cette lady Beltham.

Aussi Rose Coutureau fut-elle toute surprise lorsque la concierge à laquelle elle s’adressait lui eut répondu :

— Nous n’avons pas de lady Beltham et vous devez faire erreur.

Dans son inconscience, Rose se félicita de la tournure que prenaient les événements et, elle se rassura.

— Du moment qu’elle n’habite pas ici, pensait-elle, Fantômas a dû confondre l’adresse et, de la sorte, il ne pourra pas la tuer.

Rose Coutureau toutefois, ne quitta pas l’immeuble. Elle avait médité d’y faire une autre visite et cela pour tenir sa promesse faite lorsqu’elle était au Dépôt, à la grande Berthe qui, si gentiment, avait pris sa place.

N’avait-elle pas promis à la pierreuse d’aller supplier la comtesse de Blangy de retirer sa plainte, ou, tout au moins de ne pas venir à l’audience pour ne pas charger la coupable ?

— Puisque vous n’avez pas lady Beltham ici, demanda-t-elle à la concierge, je suppose que, tout au moins, vous connaissez la comtesse de Blangy ?

— Pour ça, oui ! La comtesse de Blangy, c’est au rez-de-chaussée, à droite, le service se fait par la cour.

Rose Coutureau ne voulait pas avoir l’air d’un fournisseur, et, avec beaucoup d’audace, apparente tout au moins, la jeune fille s’en fut sonner à la grande entrée.

Un domestique lui ouvrit :

— Que désirez-vous ?

Rose Coutureau semblait avoir perdu toute son assurance en apercevant par la porte entrebâillée l’intérieur d’un appartement luxueux. Elle s’enhardit cependant et déclara au serviteur :

— Je désirerais parler à Mme la Comtesse de Blangy. Voulez-vous lui dire que c’est de la part de la mère de la petite Rose Coutureau.

On laissa la jeune fille dans l’antichambre, mais, quelques instants après, la domestique revint et l’invita à passer dans un petit salon.

Soudain, la fille de l’habilleur se trouva en présence de l’élégante personne qu’elle avait volée quelques jours auparavant et elle eut une peur atroce, en voyant que la grande dame la regardait attentivement, d’être démasquée et reconnue sous son déguisement. Mais heureusement le jour dans la pièce était tamisé par d’épais rideaux et il y régnait une pénombre propice au maquillage de Rose.

— Veuillez vous asseoir, déclara la comtesse de Blangy, et me dire ce dont il s’agit ?

La gorge serrée par l’émotion et vivant dans une perpétuelle anxiété, Rose Coutureau éprouvait toutes les peines du monde à s’exprimer. Elle balbutia :

— Je suis la mère de la petite Rose.

Enfin, elle finit par s’enhardir et parlant tout d’un trait, rapidement, comme si elle récitait une leçon apprise, elle sollicita de la comtesse de Blangy la grâce de celle qu’elle prétendait être son enfant.

— Je vous en supplie, madame la comtesse, retirez votre plainte, ne la laissez pas condamner.

La comtesse de Blangy ne répondit rien, mais elle alla à un petit secrétaire et rédigea une lettre. Au bout de quelques instants, elle la donna à la visiteuse qu’évidemment elle prenait pour une vieille femme.

— Vos paroles, madame, dit-elle, m’ont touchée. Je suis heureuse de pouvoir vous donner satisfaction : voici la lettre adressée au Procureur de la République, par laquelle je me désiste de ma plainte. Vous pouvez la faire parvenir à ce magistrat. Soyez d’ailleurs assurée qu’en aucun cas je ne serais allée à l’audience du Tribunal.

— Ah merci, merci ! dit Rose Coutureau. Merci, madame la comtesse !

La jeune fille ne voulait plus parler car elle sentait ses larmes prêtes à jaillir et redoutait par-dessus tout de les voir couler, ce qui aurait pu compromettre son habile maquillage.

En même temps elle éprouvait une grande honte à l’idée qu’elle mentait à cette femme si bonne en somme et qu’elle lui faisait croire qu’elle était la mère de Rose Coutureau, alors que Rose Coutureau, c’était elle-même, la voleuse. Elle se sentait alors un besoin extrême de se dévouer, d’avoir un geste généreux, de faire quelque chose de bien pour se réhabiliter à ses propres yeux vis-à-vis de cette femme. Soudain, une pensée lui vint à l’esprit et, au lieu de se retirer comme elle avait commencé à le faire, elle revint sur ses pas, entra dans le petit salon, ferma la porte derrière elle.

— Madame, commença-t-elle, excusez-moi de vous retenir, mais je voudrais encore vous parler, puis-je le faire ?

— Je vous écoute.

Rose Coutureau poursuivit :

— Voilà, madame, je connais un secret, mais je n’hésite pas à vous le confier, car, peut-être, votre influence parviendra-t-elle à empêcher un malheur.

— De quoi s’agit-il ?

— Eh bien voilà, j’ai appris… Oh, je ne peux pas vous dire comment… Peu importe d’ailleurs. C’est par une indiscrétion, c’est en lisant à travers une feuille de papier buvard, qu’une femme qui habite votre maison et que, cependant, votre concierge ne connaît pas… On disait comme cela, dans la menace, qu’elle serait tuée le sept de ce mois, c’est-à-dire après-demain.

La comtesse de Blangy pâlit.

— Le nom de cette femme ? demanda-t-elle, le connaissez-vous ?

— Oui, répliqua Rose Coutureau, j’ai lu sur l’adresse qu’il s’agissait de lady Beltham, 214, avenue Niel.

La comtesse de Blangy devint livide, malgré les efforts qu’elle faisait pour faire bonne contenance. Elle se laissa choir sur un canapé. Ses dents claquaient. Elle prononçait des paroles inintelligibles, incompréhensibles tout au moins pour son interlocutrice.

Celle-ci, toute troublée, elle aussi, retint pourtant que la comtesse de Blangy, en répétant le nom de « lady Beltham » y avait ajouté celui de Fantômas.

***

Quelques minutes plus tard, Rose Coutureau qui, par le métro rentrait chez elle, réfléchissait encore aux événements qui venaient de se produire. Elle était perplexe depuis que, dans un bon sentiment, elle avait révélé à la comtesse de Blangy la découverte faite au sujet de cette mystérieuse lady Beltham et, en se remémorant l’attitude aussi troublée qu’inquiète de son interlocutrice, elle pensait :

— Ai-je eu raison ou non de lui avouer ce que je savais ? Comment se fait-il qu’elle ait d’elle-même, prononcé le nom de Fantômas ? N’ai-je pas commis une maladresse effroyable en parlant du sinistre projet ?

Un instant, Rose Coutureau en arriva à se demander si cette grande dame qui paraissait si distinguée et si correcte n’était pas déjà au courant, avant qu’elle ne lui en eût parlé, du drame qui se préparait.

Rose Coutureau osait presque se dire :

— La comtesse de Blangy n’a-t-elle pas quelque rapport avec Fantômas ? Et si celui-ci médite de tuer lady Beltham, ne serait-elle pas sa complice ? On voit tant de choses bizarres dans la vie… Peut-être que cette comtesse qui a l’air si bonne est une criminelle ?